Sens de la "maladie"
"Le rôle d’une bonne médecine est d’identifier les causes profondes des pathologies, de dénoncer les incohérences à l’origine des pollutions, des intoxications et les traumatismes responsables des maladies, de démasquer les mensonges, les tricheries et les manipulations à la base de ces incohérences et surtout, de militer pour que ces attitudes pathogènes soient abandonnées, définitivement considérées comme des « crimes contre la vie». Au lieu de cela, la médecine moderne participe allègrement à l’emballement du système d’hyperproduction et d’hyperconsommation – cercle vicieux à la source des « crimes contre la vie ». En d’autres mots : la médecine moderne tente d’éteindre des feux qu’elle contribue à allumer. Le paradoxe est de taille. L’imposture est énorme. D’autant plus énorme qu’elle consiste à culpabiliser les gens en brandissant la menace du stress, d’une alimentation trop grasse ou du tabac, par exemple, sans vraiment tenter de comprendre les peurs et le mal-être qui motivent les comportements et les consommations « à risque », sans vraiment s’occuper de dénoncer l’accélération délirante de nos rythmes de vie, sans vraiment s’engager à combattre la mise sur le marché de produits néfastes pour la santé. (…)
Chaque point de vue a des conséquences qui lui sont propres. Chaque nouvelle représentation de la réalité entraîne la création d’une nouvelle métaphore. De la « maladie ennemie » à la « maladie amie ». De la « maladie à soigner» à la « maladie à prévenir ». Une autre médecine serait-elle en train de voir le jour ?
Le sens de la maladie serait-il en train d’évoluer ? On peut l’espérer. Car, face à la « maladie du sens» qui accable nos sociétés modernes, il paraît urgent de nous poser les bonnes questions, de comprendre notre influence dans les processus pathologiques, d’assumer notre responsabilité face aux conséquences de nos actions et de développer suffisamment de cohérence pour remédier aux dégâts que nous avons provoqués.
POUR UNE MÉDECINE HUMANISTE
« Rien n’est plus difficile que de changer nos représentations de la réalité», me dit un jour Henri Trubert, l’éditeur de ce livre. De fait, nos représentations conditionnent nos façons de penser ; elles sont le reflet de nos traditions, de la mémoire collective et de l’histoire de nos sociétés ; elles participent à notre identité. Il n’est donc pas étonnant que nous y soyons attachés. Le problème est que, souvent, cela nous empêche d’évoluer. Ainsi, notre attachement à la représentation d’un monde morcelé constitue le grand problème de notre civilisation technologique ; notre obstination à analyser les détails sans comprendre comment se construit la globalité est le principal frein à l’évolution de nos sociétés, prises au piège de la modernité ; notre refus de considérer l’être humain comme une unité de corps et d’esprit se révèle être le grand obstacle au retour des valeurs humanistes dans la pratique de la médecine scientifique.
Souvent, j’entends dire que les médecins n’ont pas assez de temps pour écouter leurs patients, qu’ils ont trop de malades à soigner, qu’ils ont trop de traitements à prescrire, trop d’appareils à manipuler. C’est un fait. Ce n’est pas une excuse. La vérité est que les médecins ne prennent pas le temps d’écouter les malades. Simplement parce qu’ils ne sont pas sensibilisés à l’importance de le faire ; ne sont pas convaincus de l’utilité de créer un lien de qualité avec leurs patients ; et, formés à soigner des corps-objets au lieu d’aider des corps-sujets, ils n’ont pas conscience des attentes des personnes qui s’adressent à eux. Du coup, ils acceptent de consulter à des cadences infernales ; ils participent joyeusement à l’accélération du rythme de la vie quotidienne ; ils concourent activement à la progression de la synchro–sainte croissance économique de la société. Ils créent du stress pour eux-mêmes et pour ceux qui les consultent. Et, dans leur empressement, ils commettent des maladresses ; ils finissent par blesser ceux qui veulent aider.
La maladie, manifestation de la santé
Selon un groupe d’experts – professionnels de la santé, hommes d’affaires, chercheurs biomédicaux et prospectivistes – réunis à l’initiative de l’Institute for Alternative Futures, à Washington, en 1998, les notions de « maladie » et de « Santé » ne devraient plus être opposées. (La maladie devrait) être vue comme une tentative, de la part d’un individu, pour retrouver son essence physique, sauvegarder son intégrité psychologique, préserver sa cohérence intellectuelle et maintenir ou redéfinir son idéal spirituel. De ce point de vue, la maladie peut être perçue comme un signal d’alerte destiné à prévenir l’individu et sa communauté des manques et des déséquilibres qui les menacent. Elle peut donc être mise à profit comme une opportunité de remédier aux dangers, une occasion d’évoluer.
(Prenons pour référence) les principes de la théorie de l’information exposés par Tom Stonier, selon lesquels l’intelligence d’un système traduit sa capacité à répondre aux changements de son environnement et donc à accroître ses chances de survivre. Vue sous cet angle, la maladie apparaît comme une véritable expression de l’intelligence de la nature. Car, si ses conséquences sont parfois fatales, elle n’en demeure pas moins une tentative pour pallier le manque et le déséquilibre.
Pourtant, nous restons, pour la plupart, conditionnés à juger la maladie comme un fait négatif. «La maladie et la mort sont perçues comme des échecs, au lieu d’être considérées comme des occasions d’apprendre, d’évoluer et de grandir, pas seulement d’un point de vue physiologique mais aussi, et de manière plus importante, d’un point de vue existentiel, dans la compréhension des choses», constate Kim Jobst, médecin homéopathe, acupuncteur et psychanalyste jungien, chercheur attaché aux universités d’Oxford et de Glasgow, rédacteur en chef du Journal of Alternative and Complementary Medecine.
Vidée de son « sens positif », la maladie nous apparaît absurde, méprisable et redoutable. Nous déployons donc tous nos efforts pour la combattre à l’aide d’exérèses chirurgicales, de blocages pharmacologiques ou de modifications génétiques. Et, pendant ce temps, nous ne cherchons pas à comprendre la raison profonde de sa manifestation, la signification de son apparition, le sens de son existence. C’est dommage, car identifier les causes d’une maladie ne suffit pas. Il faut, en plus, savoir comment et pourquoi ces causes sont apparues. À cette condition seulement nous pouvons soigner le mal en profondeur et, surtout, empêcher sa récidive.
LA MALADIE DU SENS
À chacun ses maladies, à chacun ses souffrances. A chacun son existence. À chacun sa manière de faire du sens.
En commençant ce livre, nous avons découvert la diversité et la complexité des théories échafaudées par les êtres humains pour répondre à leur quête de sens. En particulier lorsque le chaos provoqué par la maladie réclame une explication susceptible d’aider à trouver un nouvel équilibre. Nous avons compris que le fait d’attribuer un sens à la souffrance permet de générer l’espoir nécessaire pour survivre. Car, les récentes découvertes de la psycho-neuro-endocrino-immunologie le prouvent, les pensées positives et les émotions agréables engendrées par l’attribution d’un sens aux expériences de l’existence aident à prévenir et à guérir les maladies. Nous avons perçu aussi à quel point les sociétés traditionnelles privilégient le maintien de l’ordre, le rétablissement de l’harmonie et la restauration de la beauté afin d’assurer le bien-être de toute la communauté. Car une sagesse millénaire enseigne que la bonne santé est avant tout une affaire sociale, et la guérison une entreprise collective.
En poursuivant notre enquête, nous avons constaté que, dans nos sociétés modernes, la question du sens est souvent délaissée au profit du pragmatisme scientifique. S’intéresser au sens de la maladie revient donc à comprendre que, de nos jours, il existe une véritable maladie du sens. À l’instar de la civilisation qui lui a donné naissance, la médecine moderne n’accorde pratiquement plus de place au questionnement philosophique métaphysique ; soucieuse de performance et d’efficacité, elle chasse le malade de son corps pour mieux objectiver les mots dont il souffre ; et, pendant ce temps, les patients manquent de réponse aux interrogations qui constituent l’essence même de leur humanité. Réduits à l’état de corps–objets, de plus en plus de malades demandent à être soignés comme des corps–sujets. Ils souhaitent être considérés dans l’entièreté et dans la complexité de leurs dimensions physique, émotionnelle, intellectuelle et spirituelle. Car, si notre langage sépare les objets de son propos en leur attribuant un nom bien spécifique, l’être humain n'en demeure pas moins un individu indivisible, une unité de corps et d’esprit."
Thierry JANSSEN
Extraits de "La maladie a-t-elle un sens ?"